" Et toi, quelle est ta bataille ?"
Stefania Meazza
Les histoires que l'on écrira, les tableaux que l'on peindra, les musiques que l'on composera, les choses stupides, folles, incompréhensibles et inutiles dont tu parles seront pourtant toujours la pointe extrême de l'homme, son authentique étendard. […] le jour où ces idioties auront disparu, les hommes seront devenus de pauvres vers nus et misérables, comme au temps des cavernes. Dino Buzzati, Le magicien.
Le 12 septembre 1213 Muret est le théâtre d'une bataille entre une vaste coalition composée de seigneurs occitans et catalans, guidés par Pierre II d'Aragon, et l'armée de croisés de Simon de Montfort, originaire du Nord de la France. Le siège de la forteresse de Muret, conquise par les croisés en 1212, marque le début de la bataille, qui sera gagnée par Simon de Montfort, défenseur de l’orthodoxie face au catharisme. Cette victoire lui permet de conquérir l’essentiel du Languedoc et à la royauté française d'imposer définitivement son pouvoir sur l'Occitanie face aux velléités d'intervention de la couronne catalano-aragonaise au nord des Pyrénées.
La bataille de Muret a été la porte d'entrée du projet que l'artiste plasticienne Odile Fuchs a mené pendant une résidence de trois mois dans le quartier Saint Jean, organisée en partenariat avec la Ville de Muret et la DRAC Midi Pyrénées. L’artiste est partie à la rencontre des habitants, en leur demandant de raconter cette bataille, par leurs souvenirs et leurs impressions. À travers les déformations et les approximations propres à la mémoire individuelle, les récits des habitants ont donc accompagné l'artiste dans la compréhension de ce fait historique. L'image de la bataille qui en résulte n’est pas tout à fait conforme au discours autorisé de l'histoire officielle collective, mais restitue la variété des rencontres effectuées et des regards personnels. Ces échanges, retranscrits sous forme de bribes de conversations données à lire sur une grande affiche exposée sur la grille du Parc Dalayrac, ont constitué la première étape du projet.
La dimension de la rencontre a cependant animé toutes les phases de la résidence d'Odile Fuchs, en irriguant le projet à sa base. L’artiste a cherché à rencontrer une multiplicité d’interlocuteurs, se rendant dans les écoles, dans un club d’animation pour jeunes, au centre social, dans la bibliothèque du quartier, dans diverses associations, ainsi qu’au marché et dans les jardins publics. Le contexte de travail d'Odile Fuchs se situe précisément dans cet espace social : pas un espace neutre, vide, architectural, mais un espace habité, traversé par des individus, un espace politique dans le sens premier du terme, l'espace de la communauté. Cet espace, qui, dans les quartiers résidentiels, excentrés ou tout simplement récents, est difficilement investi d'une façon conviviale, devient le lieu de travail de l'artiste, à Muret dans le quartier Saint Jean, mais également à l'occasion d'autres projets qu'Odile Fuchs a réalisé dans des contextes similaires, notamment Zone d’Observation du Paysage, en 2012.
Lors de sa première exploration du quartier, l'artiste a été frappée de découvrir à quel point ces espaces publics étaient vides et silencieux, alors que le quartier est densément habité. Son intention a donc été de travailler avec les habitants pour apporter dans ces espaces publics une modeste transformation par l’introduction du mot, des mots. L’appropriation de ces lieux est donc passée par une deuxième interrogation, qui a suivi la première au sujet de la bataille de Muret. En posant la question « Et toi, quelle est ta bataille ? », l’attention d’Odile Fuchs s’est alors concentrée sur les batailles menées personnellement par les habitants. Depuis l’histoire officielle, bien qu’observée à travers le filtre personnel, l’artiste s’est tournée vers l'histoire individuelle. Chaque personne rencontrée a partagé sa réponse personnelle et, malgré la métaphore belliqueuse, a donné à lire un engagement humain et quotidien basé sur des valeurs intimes et/ ou citoyennes. Les propos, utilisés pour réaliser des affiches, restituent cette dimension individuelle et privée dans l'espace public, ainsi que la diversité des individus et de leurs idées, à travers l'utilisation de l'écriture manuscrite, des différentes langues parlées et du dessin.
Au moyen de ces affiches, les participants au projet, leurs familles et leurs amis ont été invités à se saisir de l'opportunité d'investir l'espace public. Lors d'une promenade effectuée le 9 janvier 2016 le long du sentier fleuri des arts et des inventions, chacun a pu expérimenter directement le processus de l’œuvre. Plutôt que suivre une démarche décorative, qui consiste à semer des sculptures ou des objets artistiques dans la ville, Odile Fuchs a proposé un protocole où la participation était la dimension essentielle. En installant certaines affiches, en participant à leur mise en couleur ou en complétant le panel de batailles, les habitants ont montré, à leur tour, qu'il est possible d'habiter un espace par le mot et, par le mot, de susciter l'échange et la rencontre, fondement de la vie de quartier et, finalement, de la société.