" Vues de Toulouse #1"
Yvan Poulain
Entre 1825 et 1848, la manufacture de faïence Fouque et Arnoux a réalisé à Toulouse puis à Saint-Gaudens-Valentine, une quarantaine d'assiettes imprimées présentant des lieux publics emblématiques de la cité toulousaine. D’une grande diversité (monuments civils et religieux, rues, bâtiments à caractère industriel…), ces pièces de vaisselle, documentent avec détail l’histoire de la ville au début du XIXème siècle et permettent d’en apprécier les modifications, constituant parfois l’unique témoignage visuel de lieux disparus ou projetés.
Les artistes Odile Fuchs et Sylvain Mille sont partis de cette importante série conservée au musée Paul-Dupuy, pour réaliser “Vues de Toulouse”, un projet graphique et photographique jouant de la confrontation de ces décors imprimés avec les bouleversements opérés dans la ville. Un jeu de va et vient visuel qui autorise l’autopsie des transformations réalisées, régénérant par le détail notre regard sur la ville.
Affiches | Odile Fuchs
Artiste plasticienne habituée à travailler dans et avec l’espace public, Odile Fuchs réalise pour la rue un ensemble de 12 affiches sérigraphiées rose fluorescent reproduisant une partie des vignettes lithographiées ayant servi à décorer le service Fouque et Arnoux. Chaque vignette est agrandie, laissant voir sur le papier ou l’adhésif qui la porte, quantité de petits détails, peu visibles à l’œil nu dans les assiettes anciennes. Ici, l’affiche est rendue à la rue, collée à proximité des lieux auxquels elle fait référence, adaptant doucement son format aux supports qui veulent bien l’accueillir.
Rue Merly, c’est sur les murs de l’ancienne manufacture Fouque et Arnoux, depuis reconvertie en établissement scolaire, qu’Odile Fuchs appose son image. Ronde, d’un diamètre d’1 mètre 30, marouflée vaguement pour éviter les plis, la reproduction, dont l'artiste assume la fragilité et le caractère éphémère du support, est laissée à la dégradation du temps, des passants et des intempéries. Place Arnaud Bernard, pour évoquer l’existence d’une porte dans les murs aujourd’hui disparus de la cité, c’est sur les plateaux des tables d’un café qu’elle décline ses images, composant une sorte de set historié laissé à la vue des flâneurs attablés. Place St Cyprien, près du marché couvert, c'est l'arrière d'un panneau signalétique qui est investi de petites affichettes, 18 cm de diamètre, à peine plus grosses que l'assiette qui en portait naguère le motif.
Comme leurs jumelles de faïences, ces affiches ne portent pas d’autres indications que le nom du site. Rien d’un parcours établi du centre ancien de la ville à sa périphérie, ni de l’origine des images, ni de l’intention de l’artiste. Tout est laissé ici à la seule lecture des passants. A eux de confronter leur regard aux images anciennes de la ville, de soupeser les écarts opérés par le temps, d’induire le passé de la cité comme son présent. En opérant ainsi, Odile Fuchs ne cherche pas à instruire le passant, comme il en serait d’un parcours découverte, mais à aiguillonner l’acuité de son regard, à apporter par l’interpellation graphique une approche sensible des sites, les rendant ainsi plus présents à nos yeux…
Photographies | Sylvain Mille
Pour le musée Paul-Dupuy, le photographe Sylvain Mille inverse le processus, sans en corrompre l’intention. Il est parti des images du service des monuments de Toulouse pour réaliser, sur site, une photographie des lieux tels qu'on peut les voir aujourd'hui. Les images produites sont présentées au côté des assiettes en faïence, proposant une redécouverte de Toulouse et des pièces de la collection du musée.
Inspirées de gravures et de peintures effectuées par divers artistes, les vignettes originales du service proposent des vues étonnamment esseulées des lieux emblématiques de la ville. Sur le Pont Neuf, l'arc de triomphe qui en marquait l'entrée semble flotter hors de tout contexte. L'organisation de l'image est rigoureuse, jouant presque d'un effet de symétrie, renforçant ainsi le caractère ordonné et répétitif du bâtiment. Pas un passant, ni une calèche ne viennent contrarier ici l'ordre des choses. Il nous faut pourtant bien imaginer, dans la réalité des faits, les rues pleines des mouvements de la cité. Tout est fait au contraire pour magnifier la parfaite ordonnance de l'architecture. Pont de Tounis, un groupe de femmes s'affaire en bord de Garonne. Il n'est pas seulement là pour donner de la vie à la scène, mais pour appuyer le côté pittoresque des architectures vernaculaires dessinées avec soin en second plan. Sans en enlever le caractère documentaire, ces images répondent bien à un travail de construction propre à l'interprétation de l'artiste et à l'envie du commanditaire de rendre d'abord l'architecture des lieux plutôt que sa vie grouillante. Certaines images, comme celle de la fontaine de la place St Georges, n'ont même jamais existé de la sorte, l'artiste proposant une vue projetée d'aménagements qui ne verront jamais le jour...
Pour s’approcher dans l'esprit et la forme de ces vignettes sagement ordonnancées, Sylvain Mille a photographié les lieux à l’aube, à l’heure où la lumière émerge de la nuit et où la ville encore endormie, s’habille de douces couleurs. Les rues à demi vides et sages de la cité toulousaine offrent à cette heure une impression de temps suspendu, d'étrange apesanteur. Ce mouvement de suspension presque irréel est déjà présent dans les œuvres originales. Il en ressort chez le visiteur un sentiment étrange, qui marque sa confusion devant un lieu qu’il connaît mais ne reconnaît pas. Plus précisément, si c’est bien la ville réelle qui a été photographiée par l’artiste, elle l’a été justement à un moment qu’on ne lui connaît pas. Le jeu de Sylvain Mille répond ici au souhait d'interroger autant les lieux que son outil. Procédé collectivement associé au document et à l'enregistrement mécanique de la réalité, la photographie n'en est pas moins dans les faits un outil d'interprétation, tout aussi arrangeant avec les faits et lieux que l'était la lithographie dans sa tentative de magnifier le réel. En travaillant ainsi, Sylvain Mille interroge, par un regard distancié, la valeur documentaire de ces représentations.
Si Odile Fuchs confronte dans son projet la réalité objective des sites à leur représentation au XIXème siècle, Sylvain Mille met lui en vis-à-vis dans le musée, deux présentations subjectives d’une même ville, deux faux semblants de la réalité, égaux ici en tout point au jeu des adaptations et des petits arrangements. Tout autant qu'un regard sur la cité, Odile Fuchs et Sylvain Mille proposent une réflexion déambulatoire sur l'image, une introspection sans y paraître, en forme de promenade, sur l'art de représenter la ville.